Directrice des politiques de solidarité du département de la Manche, Christel Prado revient sur la série de décès qui ont endeuillé son service cet été. L'occasion pour elle de réfléchir à la trace que laisse chacun dans les politiques sociales au service des concitoyens les plus fragiles.
La rentrée, c’est souvent la période d’une nouvelle page qu’on a envie d’écrire. L’enthousiasme de se retrouver, de se raconter les vacances et de se projeter ensemble sur les projets à venir.
Décès de six collègues
Pour nous, ces vacances furent un triste été. Six de nos collègues sont décédés en à peine deux mois. Souvent de façon brutale. Alors nous entendons encore leur voix. Nous voyons encore leur sourire, et malgré nous, nous attendons le bruit de leurs pas dans le couloir. Nous les attendons pour continuer ce que nous avions commencé ensemble au service de ceux qui en ont le plus besoin.
Donner sens aux dispositifs
Au département de la Manche, nous sommes mille à avoir choisi d’exercer un métier qui permet à chacun d’accéder à ses droits et de vivre dignement. Nous sommes mille à ne pas essayer uniquement de colmater les brèches avec des dispositifs mal ficelés mais à avoir l’ambition de faire société. Notre mission est très réglementée sous forme d’une mosaïque de dispositifs auxquels nous essayons de donner sens, celui du sens de la vie qu’a choisi la personne que nous accompagnons. Nous y mettons un petit quelque chose en plus, comme la majorité des professionnels ailleurs : une part de nous-même.
Intimités malmenées
Chaque jour, des histoires de vies difficiles, souvent sordides, viennent abîmer une image du monde que nous souhaitons meilleur. Nous sommes les témoins de ces vies. Nous sommes les dépositaires de ces intimités malmenées. Et quand une personne retrouve le chemin de la dignité, c’est une autre qui viendra nous demander de l’accompagner dans l’accès à ses besoins fondamentaux et dans la reconquête de ses choix de vie. C’est le mythe de Sisyphe. Pour empêcher la mort sociale de nos concitoyens, nous roulons sans cesse un rocher jusqu’au sommet de la colline.
Pouvoir d'agir
Parce que nous travaillons ensemble, nous essayons de ne pas donner trop de place à nos propres représentations de ce qui est « bien » ou « mal », « juste » ou « injuste » et nous nous attachons à laisser toute sa place au libre choix de la personne en lui permettant de mobiliser son pouvoir d’agir. C’est une belle évolution du travail social à laquelle nous contribuons.
Ressources humaines
Ma formation initiale m’a confrontée à des écrits professionnels des années 60 et j’avais le sentiment que les professionnels étaient au service d’une représentation sociale et devaient amener chacun à s’y conformer. La grandeur de nos missions est de laisser le choix à la personne accompagnée dans la limite du droit commun et de croire que les limites de ses capacités ne sont jamais atteintes. Les ressources humaines de chaque être sont souvent beaucoup plus nombreuses que celles que nous nous imaginons, d’autant qu’elles fleurissent sur un terreau de dignité et de fraternité.
Aucun métier ne prime sur l'autre
Pour accomplir ces missions, nos métiers sont multiples et nous en articulons ensemble les compétences. À l’instar des organes de la fable Des membres et de l’estomac d’Ésope, aucun métier ne prime sur l’autre. Nous concourrons tous à donner de la cohérence et à mettre nos compétences au service de celle de la personne accompagnée et de son projet.
Chacun est irremplaçable
Chaque jour, nous donnons une part de nous-même. Lorsque l’un d’entre nous décède, notre corps collectif devient peau de chagrin. L’expérience me montre que d’autres membres repoussent, mais à une autre place, pas tout à fait la même. La douleur de l’amputation résiste à tous les soins. Contrairement à la formule « nul n’est irremplaçable », je pense que chacun d’entre nous est irremplaçable parce que nous n’exerçons pas notre métier uniquement avec des compétences. Ce socle technique s’enrichit de nos qualités humaines et de nos expériences qui, elles, sont uniques.
Bleus à l'âme
À tous ceux qui nous ont quittés cet été, je voudrais pouvoir dire que ce que nous avons vécu ensemble va porter notre action au quotidien. Mais je n’ai pas la force aujourd’hui d’en avoir la certitude. Il va falloir que les bleus à l’âme s’estompent. Les coups sont si violents qu’il faudra du temps.
Un métier qui nous expose
En attendant, les larmes des uns sont séchées par le sourire des autres, par les attentions délicates du quotidien. Nous avons choisi un métier qui nous expose chaque jour. Le traitement médiatique de la crise sanitaire donne à celle-ci une connotation de grande épidémie millénariste. Il occulte trop ce que cette crise a comme répercussions en termes sociaux – et je ne mentionne pas exclusivement les difficultés économiques des familles.
Trouver d'autres rites
Avec les masques, il devient rare de voir des visages qui sourient. Nous ne nous prenons plus la main. Nous gardons sans cesse des distances et nous nous privons ainsi de certains de nos sens. Il va nous falloir réinventer un avenir souhaitable et partagé. Il va nous falloir trouver d’autres rites qui fassent sens pour réussir à faire société.
Faire corps pour guérir
Aujourd’hui, malgré tous ceux qui nous manquent, nous faisons équipe, étroitement, bien resserré, sans distanciation mentale. Nous faisons corps pour guérir et pour honorer la mémoire de ceux qui nous ont quittés et qui, à notre place, auraient été à la hauteur des missions qui nous sont confiées.
Carnet de bord : deuxième saison
L'automne dernier, nous ouvrions une rubrique hebdomadaire d'expression libre. L'objectif est de permettre à des professionnels de raconter le quotidien de leur pratique, de faire réfléchir, voire d'ouvrir des débats. Pendant huit mois, Dafna Mouchenik (aide à domicile), Eve Guillaume (Ehpad), Laura Izzo (protection de l'enfance) et Christel Prado (département et handicap) ont ouvert la voie avec des textes qui vous ont souvent captivé. Elles ont accepté - qu'elles en soient remerciées - de poursuivre l'aventure. Évidemment, au cours de cette année, de nouvelles têtes pourraient apparaître. En attendant, belle rentrée à nos quatre chroniqueuses !
Chroniques déjà parues :
- Ehpad : le retour de la cantine maison, par Eve Guillaume
- Un remplacement qui se passe mal, par Dafna Mouchenik